Alena van Wahnem, Paris 2020
Nous voilà tous soudainement confinés à domicile, pour une durée indéterminée.
Arrivée en février à Paris, venant de Francfort, je ne connais quasiment pas mes voisins. J’ai trouvé un logement dans un bel immeuble situé dans le 16e arrondissement de Paris, près du Trocadéro dans une ancienne « chambre de bonne » au sixième étage. Une chambre minuscule, certes, mais qui a du charme ; avec lit dépliable, étagère, douche, lavabo et deux plaques de cuisson : tout cela sur sept mètres carrés. Disposant même d’un petit balcon avec vue sur les toits de Paris, j’ai l’impression d’avoir un logement étudiant typiquement parisien.
Mon balcon donnant sur une cour intérieure se transforme désormais en une sorte de fenêtre sur le monde. Directement en face se trouve un immeuble de six étages, dont les quatre premiers sont presque entièrement cachés par un grand arbre verdoyant. Des fenêtres très hautes d’une architecture haussmannienne se transforment en véritables portes vitrées au cinquième étage, le seul à disposer de longs balcons filants avec des garde-corps en fer forgé richement ornés. Au 6e étage se trouvent donc les anciennes chambres de bonnes comme la mienne, avec un petit balcon, mais cette fois le gardecorps est plus sobre, constitué de simples barreaux en fer. Comme la cour est en pente, l’immeuble en face, bien que disposant du même nombre d’étages, n’arrive pas à la même hauteur que le nôtre. J’ai ainsi une très belle vue sur ses toits et sur ceux des immeubles plus loin et sur les bâtiments qui se situent de l’autre côté de la Seine.
Imaginant que les gens, désormais confinés, passeront beaucoup plus de temps sur leurs balcons, je suis curieuse d’y observer les activités de mes voisins, voire d’échanger avec eux et ainsi d’appréhender le balcon comme lieu privilégié de l’interaction sociale pendant le confinement.
Heureusement, il fait souvent très beau et je passe beaucoup de temps sur mon balcon, à lire, écrire, manger, sécher mon linge, prendre du soleil… Mais contrairement à ce que j’avais imaginé, mes voisins ne font pas le même usage de leur balcon que moi. Si avant le confinement je voyais régulièrement une jeune fille fumer sur son balcon, elle a maintenant disparu. Peutêtre est-elle rentrée chez sa famille ? De même en est-il pour les autres balcons (19 au total) situés au dernier étage des immeubles qui bordent la cour : je n’y vois jamais personne. Sont-ils également abandonnés ? Il se peut d’ailleurs que personne n’y vive actuellement. À y regarder de plus près, je me rends compte que quelques balcons ont vraiment l’air d’être désertés : pas de chaises ni de plantes (sinon des plantes mortes), portes-fenêtres ou même volets toujours fermés, peinture des châssis de fenêtres complètement écaillée…
Mais si les chambres du 6e étage ne sont pas toutes actuellement habitées, tout change pour le 5e : Les pièces éclairées le soir, je peux y voir des familles dîner, un monsieur travailler la nuit à son bureau. Mais la vie se passe pour l’essentiel à l’intérieur des appartements et non pas sur les balcons (ou éventuellement sur les balcons côté rue, inaperçu par mon oeil observateur).
Une exception cependant : aux 5e et 6e étages de l’immeuble à ma droite se trouvent trois balcons bien entretenus, avec table, chaises, et une grande variété de fleurs. Je me rends compte que le couple habitant cet appartement au 5eétage dispose également des deux chambres avec balcon au 6e, directement au-dessus de leur appartement. Je vois tous les jours un monsieur âgé, d’environ 75 ans, y arroser les végétaux, dont il prend grand soin. Il a une chevelure blanche et est presque toujours habillé en jean, pantalon comme chemise. Quelquefois nous échangeons un « bonjour », mais sans plus. Je vois aussi parfois une femme âgée, probablement son épouse, oeuvrer dans la cuisine et, rarement, j’entends des fragments d’une émission de radio chrétienne. Mais ce qui vaut pour le reste de la cour s’applique également à ces trois balcons : la vie de tous les jours ne s’y déroule pas. Et les applaudissements chaque soir à vingt heures lors desquels se créent éventuellement des échanges se passent toujours côté rue…
Comment donc étudier les interactions entre voisins sur les balcons s’il y en a pas ?
Cherchant à observer sur les balcons une vie humaine qui en est pratiquement absente, je remarque d’autant plus la présence des chants d’oiseaux. C’est à la fin de la journée, quand le soleil commence à se coucher, qu’ils viennent se poser sur les cheminées des immeubles entourant la cour, pour y chanter leurs incompréhensibles mais si belles mélodies. Des moments d’exception. Le silence de la ville (les bruits ayant presque entièrement disparu) donne à cette situation un cadre plus particulier encore, comme un concert.
Et si je donnais moi-même un petit concert sur mon balcon ?
Jouant du violon et inspirée par des vidéos sur internet montrant des gens en Espagne qui jouent des instruments et chantent ensemble sur leurs balcons, je décide d’oser l’aventure. Mais comment l’aborder ? Quelle pièce jouer ? Du classique ? Ou plutôt une chanson populaire ?
Ce sont les premiers jours de mai et je suis les débats en Allemagne autour de la question de la célébration ou non du 8 mai. N’est-il pas temps – malgré la défaite du Reich allemand – de transformer le 8 mai en jour férié, célébrant ainsi comme les alliés la victoire sur le fascisme, au-delà des nationalismes ? Un sujet qui me tient à coeur. Je décide donc de jouer une chanson à l’occasion de l’anniversaire de la Libération – un évènement qui a marqué la France tout autant que l’Allemagne. Encore faudrait-il que la chanson soit connue en France… Après quelques recherches, je choisis le « Chant des Partisans », du mouvement de la Résistance française.
Le jour venu je suis nerveuse. Je répète plusieurs fois la chanson que je viens d’apprendre dans ma chambre. Mille doutes hantent mes pensées : Que vont dire les voisins?
Comment vont-ils réagir?
Est-ce le bon public pour cette chanson au message résolument politique?
En jouant sur le balcon, celui-ci se transformera en scène de concert et l’activité intime et personnelle de jouer de la musique chez soi deviendra une sorte de représentation publique. Les voisins se transformeront involontairement en publique qui jugera ma musique…
En même temps, cette période de confinement se prête particulièrement bien à ce genre d’expérimentation, car à quel moment le fait de jouer de la musique sur un balcon sera-t-il mieux accepté que maintenant ? Il sera même éventuellement perçu comme un geste de partage pendant des temps troublés.
À 18 heures je prends donc mon courage à deux mains et je me place sur mon balcon. Il fait beau, le ciel est bleu avec juste quelques petits nuages ; un petit oiseau est déjà arrivé et trône à sa place habituelle, une cheminée à ma droite. Quelques fenêtres sont ouvertes, mais personne en vue. Le calme règne sur la cour pendant que, dans ma poitrine, je sens mon coeur battre très fort. Allez, c’est parti ! Je place mon archet sur les cordes et je commence à jouer. À chaque nouvelle note, je sens mon coeur se calmer et plonge de plus en plus dans la mélodie, en gagnant en confiance. Du coin de l’oeil j’essaie d’observer les fenêtres et les balcons : rien ni personne… Après avoir joué trois strophes, je m’arrête et je reste debout sur le balcon pour laisser le moment agir en moi.
Quelle belle expérience ! Même si vécue seule.
Et voilà qu’à peine quelques secondes plus tard apparaît soudainement mon voisin du balcon fleuri au 6e étage : « Merci » me dit-il, « pour cette belle chanson ». Dans la courte conversation qui s’enchaine, il me demande si je connais le mouvement dénommé « Les Veilleurs », ce que je nie. Il m’explique donc en quelques mots le contexte de ce mouvement de jeunes, né de « La manif pour tous » et un esprit chrétien. Lors de leurs assemblées sur les places publiques ils chantaient également cette chanson. Visiblement touché par mon interprétation, il me dit qu’il va m’apporter des informations sur ce mouvement. Je ne sais pas quoi dire : aucunement je ne m’attendais à une telle réaction, ni interprétation de la chanson ! Je me précipite alors de lui raconter que je l’avais joué pour célébrer la journée de la Libération. « Ah ! Oui », me ditil, « C’est bien, « mail il ne faut pas la jouer plus lentement que vous l’avez fait maintenant, ce n’est pas du romantisme, mais une marche ! ».
Il me remercie une dernière fois et disparaît à l’intérieur de sa maison. Je rentre également chez moi et m’assieds pour bien saisir ce qui vient de se passer. Je suis contente d’avoir suscité une réaction, bien qu’elle soit très inattendue. Apparemment ce mouvement s’est vraiment approprié la vieille chanson antifasciste de la Résistance ! Incroyable…
Lentement, je commence à dessiner en moi une image plus détaillée de ce voisin et de ses convictions religieuses et politiques. Une image qui m’effraie un petit peu différant tellement de mes propres idées mais qui me surprend pas forcément, dois-je admettre.
Une heure plus tard, il frappe à ma porte. Il porte un masque sur le visage et reste à distance dans le couloir. Dans ses mains deux livres qu’il souhaite m’offrir : l’un sur le mouvement des Veilleurs et l’autre intitulé « La tradition libérale pour les débutants ». Il me parle de ces publications, de la genèse de ces mouvements, de l’engagement courageux de leurs membres, de l’importance de se forger ses propres idées, de surtout ne pas tout croire ce qui nous est enseigné par les institutions d’éducation étatiques. Ses yeux bleus brillent quand il parle et je ressens chez lui une soif immense de raconter, de partager et de transmettre sa vision du monde.
Je le remercie pour ces cadeaux auxquels je ne m’attendais pas du tout et je ferme ma porte. Un sentiment particulier s’empare alors de moi : bien que je sache que ses idées politiques ne coïncident aucunement avec les miennes, j’ai l’impression que cette rencontre imprévue est très spéciale. À travers la musique s’est créée entre nous une confiance. Quelque chose dans la mélodie doit l’avoir ému au point qu’il vienne me voir et frapper à ma porte pour me faire part de ses convictions.
L’idée me vient alors d’essayer d’approfondir ce dialogue en tant qu’anthropologue, de profiter de cette porte ouverte pour mieux connaître la biographie de ce monsieur et pour comprendre comment il a pu forger ses convictions au cours de sa vie. Le lendemain je l’appelle donc pour lui demander s’il accepterait que je l’interviewe. Il me donne immédiatement son accord et me reçois le 10 mai chez lui. Avec des masques et à distance bien entendu. Une rencontre particulière et inattendue grâce à la musique…